Rendez-vous. 17h. Salle de cours des 1è.

Etrangement, Ryusaki n'avait aucune envie d'aller à ce rendez-vous. Non pas qu'il ait quelque chose contre la personne qu'il allait rencontrer, loin de là. Cependant, ce qui posait le plus problème au jeune garçon était le lieu dans lequel le rendez-vous avait été donné. Certes, il venait d'arriver, il avait le droit de ne commencer les cours que la semaine suivante. Certes, il pouvait passer le plus clair de son temps où il le voulait, pour s'acclimater avec les lieux, découvrir l'établissement et ses environs. Et il n'avait que très peu d'obligations cette semaine. Mais tout de même. Tout de même. Ce lieu, pour l'instant, Ryusaki voulait l'éviter autant que possible. Et Usa-chan aussi.

Ce n'était pas une aversion aux cours comme on pouvait facilement en trouver chez pas mal d'élèves qui préféraient largement faire autre chose que de rester des heures et des heures le postérieur vissé à un chaise pour comprendre ou non des formules mathématiques et de la grammaire du siècle précédent. Non. Ce que le jeune garçon redoutait était ce lieu en lui même. Car c'est dans cet endroit précis que Ryu' avait rencontré Usa-chan. Dans des circonstances très... Particulières. Après tout, c'est à cet endroit que le rituel avait été effectué, la veille. Et... Le moins qu'on puisse dire, c'est que la salle n'était pas vraiment intacte lorsque le jeune garçon en était sorti. L'appeler donc, dans ce lieu, n'annonçait rien de bon.

"Je veux pas y aller, Usa-chan!"
"T'en fais pas Ryu', c'est pas pour ça qu'on t'a appelé. Je crois. J'en doute."
"T'es sur?"

A bien y réfléchir, la peluche avait de fortes chances d'avoir raison. Après tout, ce rendez-vous avait été donné avant que le rituel ne se fasse. Alors, à part si la directrice avait un don de prémonition, il y avait peu de raisons de croire que cet entretien serait là pour cela. Oui, l'objet de l'entretien, Ryu' l'avait complètement oublié. La raison est simple, cet objet était écrit sur le dos de la note. Et cette note était désormais en train de séjourner dans son intestin grêle. La qualité de papier, d'ailleurs, était très bonne. Légèrement parfumé, peu d'additifs, dommage que peu de personnes puissent correctement digérer la cellulose.

Toutefois, il n'était pas dit que ce sujet ne serait pas mentionné. Les nouvelles vont généralement vite. Or, non seulement, il y avait un témoin en présence, mais en plus, ce témoin était une adulte. Une prof. Et donc, il y avait des risques que cela se sache déjà. Mais ce n'était pas grave. Il fallait qu'il affronte ses démons. Qu'il prenne son courage à deux mains et qu'il n'en fasse pas son quatre-heures. Parce que là, il était bientôt cinq heures. Et qu'il serait bientôt en retard s'il ne se pressait pas. Le voilà qui monta à l'escalier. Et, arrivé dans le couloir, le jeune garçon vit quelqu'un entrer dans la salle de cours où il avait rendez-vous. A priori, c'était une dame.

Et quelque chose attira l'attention de Ryu'. Le sol. C'est bizarre. Tout avait été nettoyé, on dirait. Aucune trace de son passage. Oooh. Peut-être que cela n'allait pas si mal se passer que cela. L'élève se mit à genoux et se prosterna pour remercier le ciel, et accessoirement prier pour que tout se passe bien. Et il avait accessoirement aussi remarqué le parquet. Le beau parquet. Ouvrir grand la bouche et racler avec les dents le sol, pour savoir quel goût ce parquet avait. Un petit parfum de cire et de fleurs qui était super agréable. Le voilà ainsi en train de brouter le sol tout en se dirigeant, à quatre pattes, vers sa salle de classe, avec son familier sur ses épaules. Qui, elle, grignotait juste les bouts de sol que Ryu' lui passait.

Et c'est comme ça que Ryu' entra dans la classe. A quatre pattes, chevauché par sa peluche, en train de grignoter le sol, avant de se rendre compte qu'il y avait bien quelqu'un dans la salle, la dame qu'il avait vu rentrer. Oups.

"Euh... Sawasdee... Krub?"

Le seul point positif, c'est que tous les dégâts dans la salle semblaient avoir été réparés.

Si une chose pouvait se lire sur le visage du petit garçon, c'est qu'il s'attendait à tout, sauf à cela. Une expression de surprise, de dégoût, de consternation, de moquerie, ou de quoi que ce soit d'autre. Généralement, lorsqu'il lui arrivait de faire une telle approche, on s'indignait en lui disant tout de suite de sortir ce qu'il avait de sa bouche. Que c'était sale. Ou alors, on le pointait du doigt en le comparant à des animaux qui broutaient du foin ou de l'herbe. Ce qui d'ailleurs n'était pas mauvais, mais assez différents des goûts habituels des êtres humains. Mais là, la réaction était... Inexistante. A peine un haussement de sourcils. Et un simple bonsoir. Comme s'il était rentré normalement, debout, comme n'importe quel élève.

"Vui, c'est bien moi..."

C'était étrange. Ryusaki était tout de même réaliste. Il savait que son pouvoir était unique en son genre, ou plutôt, que peu de gens l'avaient, et lui même n'avait jamais rencontré personne encore ayant une faculté similaire à la sienne. Cependant, la dame en face de lui n'avait l'air que nullement étonnée. Donc, deux réponses à ce problème s'offraient à lui. Soit son pouvoir était bien plus répandu qu'il ne le pensait, et donc, beaucoup d'élèves s'amusent à manger n'importe quoi et qu'une entrée de ce genre était commune, ce qui l'étonnait beaucoup et qui le poussait vers la seconde solution. Qui aussi, impliquait qu'il n'était pas seul, qu'il n'était plus seul. Se relevant et s'époussetant un peu comme si rien ne s'était passé, le jeune garçon arborait un grand sourire.

"Si vous n'êtes pas plus étonnée que cela... Ca veut dire... Que vous aussi, vous êtes une mangeuse de parquet? C'est quoi votre parfum préféré? Moi j'adore les parquets comme celui-ci après qu'ils aient été cirés, ça évoque une note de miel, mais Usa-chan préfère ceux qui ont été lavés à la javel, pour le côté généralement acidulé des agrumes mis dans les produits..."

S'il lui arrivait parfois de connecter deux neurones entre eux pour effectuer une relation logique, généralement, ce n'étaient jamais les deux bons qu'il aurait fallu connecter. Mais ce n'était pas grave, bien heureusement, un évènement extérieur lui faisait prendre conscience de son erreur. Et que cette erreur était minime de toute façon. En l'occurrence, l'élément déclencheur était les cheveux de la dame. De beaux cheveux, qui donnaient très envie au jeune garçon. Parce que s'il avait des cheveux aussi longs, il pourrait en grignoter plus facilement. Avec leur longueur actuelle, il lui était impossible de mordre directement dedans. Mais tout cela pour dire qu'il y avait une madame en face de lui. Qui l'attendait probablement à ses dires. Ce qui fit donc déglutir le petit blond.

"... Mais je suppose que nous ne sommes pas là pour parler dégustation de parquets, je me trompe?"

Ryu' avait beau réfléchir, il n'avait aucune idée de pourquoi il était là. Après tout, lire une note en entier était bien trop compliqué pour lui, et que la dévorer était tellement plus simple, plus facile et plus agréable au palais. Ce qui fait que la seule raison pour laquelle il pensait avoir été convoqué était... Une réunion de mangeurs de sol, tout simplement. Ou juste de cuisine. Parce qu'il y avait plein de trucs que les gens mangent généralement la dernière fois qu'il était venu, et c'est avec déception que le jeune garçon constata qu'ils n'y étaient plus. Après tout, il les avait déjà tous mangés, donc, pas vraiment de raison à ce qu'on en refasse réapparaître vu qu'Usa-chan était déjà là, invoqué, sur ses épaules.

"Pourquoi j'suis là, au fait? J'ai fait quelque chose de mal?"

Il y avait tout de même un peu de conscience à l'intérieur de ce gouffre sans fond qu'était l'estomac de Ryusaki. Il savait que ce qu'il faisait, c'est à dire, manger tout et n'importe quoi, pouvait parfois nuire aux gens ou du moins les déranger. Qu'il donnait généralement du travail en plus. Mais cela en valait aussi généralement la peine, le fait de pouvoir découvrir de nouvelles sensations gustatives. Et là, tout de suite, la nouvelle sensation qu'il recherchait et qui lui donnait actuellement envie était, en effet, les cheveux de la madame. Savoir quel goût, quelle texture ils ont, quel parfum de shampoing était employé...

"Un spicologue? C'pas quelqu'un qui mange le sol pour découvrir des grottes?"

Il paraissait évident que Ryu' n'avait jamais entendu parler de psychologie. A vrai dire, il n'avait pas entendu parler de grand chose. Etant plus souvent dans les rizières à aider ses parents qu'à l'école, et n'ayant débarqué au japon que depuis quelques mois, certains concepts pouvaient facilement lui échapper, ou être totalement déformés. Mais cela fut vite réparé lorsque la dame lui expliqua ce qu'était la psychologie. Et à vrai dire, cela n'avança pas plus le jeune garçon qui pensait tout de même que la dame mangeait le sol plutôt que les parquets. Après tout, écouter les gens parler, c'était pas un métier, c'était une convention de politesse, non? Cela laissait Ryusaki assez perplexe, mais ce n'était pas grave. Là, tout de suite, la dame voulait qu'il parle de lui. Qu'il parle de ce qu'il voulait parler. Et à vrai dire, c'était assez difficile de parler pour parler, sans savoir de quoi il voulait parler.

"Euh... Okay... Je suis un enfant! Qui peut tout manger et qui aime manger plein de choses! Les légumes, les cailloux, les bonbons et les fleurs! Pour l'instant, mon truc préféré, c'est les bâtons d'encens que les gens utilisent pour prier. Mais le bout qu'est allumé, c'est un peu chaud à manger. C'est pour ça que les gens trouvent que j'suis pas normal! Plein de gens croient que j'ai pas de... C'est quoi le mot en japonais pour กึ๋น? V'savez, ce que tout le monde est censé savoir pour agir correctement selon les règles de la société? 'fin bref. On pense que j'en ai pas parce que je sais pas ce qui peut être normalement mangé ou non. C'qui est vrai, je sais pas vraiment ce que les gens normaux et les gens pas normaux peuvent ou pas manger. Les gens appellent ça nourriture. Mais pour moi, tout est nourriture!"

Pas normal était un euphémisme et une évidence. Evidemment, qu'il était très loin d'être normal. Comme tous les élèves de cette école. Cependant, notre blondinet avait conscience de sa différence, même par rapport aux autres mages. Chacun avait ses problèmes, chacun avait ses inconvénients à gérer, et les siens étaient simplement plus visibles, plus remarquables que ceux des autres. Car Ryusaki ne cachait pas le fait qu'il était un mage, ou plutôt, qu'il était doué d'un talent très spécial. C'était pour lui un don. Une opportunité de faire ce que personne d'autre ne peut faire. Et c'est cela qui, malgré les reproches qu'on lui faisait, qui le faisait avancer. Peut-être était-ce ce genre de chose que la madame voulait savoir.

"Je peux tout manger! Et c'est ça qui fait que je suis unique! Qu'importe si ce que je fais est pas comme tout le monde. Ce que je veux, c'est découvrir ce qui est bon à manger pour moi! Même si c'est pas bon pour les autres. Parce que si je peux manger ce que les autres peuvent pas, ça fera plus à manger pour eux vu que j'ai pas besoin de manger ce que eux ils mangent. Bien que ce que les gens mangent a généralement meilleur goût. Mais le goût fait pas tout. D'autant plus qu'il y a plein de goûts que peu de gens connaissent et ne peuvent pas connaître. Moi je peux les découvrir. Alors pourquoi m'en priver, pour une raison aussi abstraite que le กึ๋น? Je sais que j'suis pas normal, pourquoi devrais-je me comporter normalement?"

Tout en parlant, Ryusaki avait envie de bouger. Rester en place n'était pas vraiment intéressant, et pourquoi devrait-il se tenir calme alors qu'il avait la capacité de bouger? De faire des choses? Et c'était ce même principe qui le faisait manger. Pourquoi devrait-il se priver de ce qu'il pouvait manger alors qu'il avait faim? Et pour démontrer cette particularité, le jeune garçon s'approcha du tableau, prit une craie blanche et dessina un grand coeur sur le tableau. Pourquoi un coeur? Parce que la réelle question était, pourquoi ne le ferait-il pas? Un coeur, c'était joli. Et puis, fallait bien que cette craie ait servi à faire quelque chose avant de tomber dans la bouche du jeune garçon, qui croquait le bout de craie comme s'il s'agissait d'un bâtonnet de chocolat blanc.

"Nyaaah. Voulez-vous goûter? Car c'est ça qui rend mon talent si intéressant. Ce que les gens pensent qu'ils ne peuvent pas manger, ils le peuvent si j'en mange aussi. Cette craie est vraiment de bonne qualité. Ca a un goût un peu comme de l'eau de source minérale, mais en super sec et en beaucoup plus concentré. Et ça se croque comme un sucre d'orge. Et en plus, ça aide contre les remontées acides. Le seul défaut, c'est que ça assèche la langue et donc que ça donne soif."

Et c'était avec un grand sourire que le jeune garçon tendait la craie à moitié croquée à la dame. La craie sans son aide était, Ryu' le savait, non comestible pour toute personne normale. Cependant, maintenant que ses lèvres avaient touché cette craie, il n'y avait plus de risques concernant la santé si quelqu'un mangeait ce bout de craie en particulier. Et c'était cela qu'il voulait vérifier chez la madame en face de lui. Si elle essayerait ou non. Car son sens du goût était tout de même très altéré et capable de supporter tout et n'importe quoi, et il savait aussi que le goût de la craie, quand on n'y était pas habitué, était généralement trouvé assez désagréable. Si les gens ne voulaient pas boire de l'eau quand elle était très dure, très riche en calcaire, retirer l'eau... Voilà ce qu'il proposait à la dame en face de lui. Et il comprendrait parfaitement si elle refuserait.

Elle l'avait... Mangé? Ryusaki n'en avait pas fini d'être surpris. Peu de personnes, non, personne parmi toutes les personnes qu'il connaissait, n'aurait accepté et lui aurait fait confiance comme cela. Elle, par contre, avait certes hésité, avant de prendre la craie. Un autre moment d'hésitation, et la dame croqua dedans. Un petit bout, certes. Mais elle avait croqué dedans. Elle avait croqué dedans. Elle l'avait vraiment fait. Ce n'était pas comme certains qui prenaient la craie et font semblant pour faire plaisir. Là, cela se voyait tout de suite à son visage qu'elle avait réellement croqué dedans. Avec ce geste, elle avait acquis sa confiance en quelques secondes. Et d'un coup, le jeune garçon se sentait bien plus détendu.

"Pas du tout le goût de craie?"

Ryu' eut un très léger rire, tout en prenant le morceau qu'elle lui rendait, le lançant ensuite pour le gober en l'air. Croquant et avalant d'abord son étrange bonbon avant de répondre. Parce que c'était un manque de respect que de parler la bouche pleine.

"Parce que vous mangez souvent de la craie sans mon aide pour savoir quel goût a réellement la craie?"

Il était vrai que son étrange pouvoir altérait légèrement les propriétés gustatives des objets qu'il touchait. Mais l'essentiel restait là. Beaucoup de choses sont inconnues des gens à cause des préjugés qu'ils ont. Beaucoup de goûts resteront à jamais inconnus parce qu'on pense, non, qu'on sait que l'objet en question n'est pas comestible, et l'imagination fait le reste. C'est dommage, c'est pourtant comme ça que de grandes découvertes sont faites. Des expériences qui étaient des échecs, ou qui n'avaient absolument rien à voir et qui se révèlent être un super résultat totalement inattendu. Comme l'aspartame ou la tarte tatin.

"Il y a tellement de goûts inconnus dans le monde, qu'il y en a surement un que personne d'autre que moi ne peut connaître. Tant de goûts que l'on s'imagine. Dont on se fait une idée. Et qui ne resteront généralement qu'une idée. Et je veux pas goûter des idées. J'ai pas encore trouvé comment on mange les pensées de toute façon. Je veux tout découvrir. Trouver un truc trop bon, et avoir le privilège de le partager avec ceux que j'aime."

Pendant qu'il parlait, Usa-chan avait fini de grignoter son petit bout de sol et farfouillait dans le sac à dos de Ryusaki. Elle cherchait éventuellement un autre truc à grignoter, ou juste à se faire une place plus confortable, et en sortit une bouteille d'eau. Tirant le pantalon du jeune garçon pour attirer son attention, la peluche avait ouvert le bouchon de la bouteille et lui tendait cette bouteille. C'est vrai que ce bout de craie donnait soif, et, par politesse, l'élève proposa la bouteille à la psychologue d'abord. Mais pourquoi cet élan de générosité de la part d'Usa-chan? Si l'on faisait attention, on pouvait voir Usa-chan dans un coin qui se préparait à goûter ce bouchon.

"Un peu d'eau? C'est une bouteille d'eau tout à fait normale, hein. L'effet finit par se dissiper au bout d'un certain temps. Je ne me suis jamais intéressé à mesurer cela. Simplement parce que je réapplique l'effet à chaque fois que j'essaye, et que très peu de personnes ont envie d'essayer. Le bout de craie que j'ai tendu, mis à part un petit peu de salive dessus, n'avait absolument rien d'anormal, non? Impossible de différencier si c'est encore actif ou non, et c'est pour ça que les gens ont peur d'essayer. Et si le pouvoir se dissipe alors qu'il reste un bout dans l'estomac, qui alors ne peut plus être digéré? Mais j'pense que ça dure au moins quelques heures. Suffisamment longtemps pour que tout organisme puisse le digérer correctement en tout cas."

"Oh, vous ne craignez rien pour l'instant. Enfin, plutôt devrais-je dire, je n'ai jamais vu quelqu'un avoir des problèmes avec une ingestion immédiate."

Curieux, très curieux. Accepter le bout de craie, mais refuser l'eau. Cette bouteille n'avait pourtant rien d'anormal. Peut-être était-ce cela qui posait problème, en fait? Que l'eau soit quelque chose qu'elle connaissait, et donc, qu'il n'y avait absolument rien à découvrir, aucun intérêt à prendre quelque chose dont elle connaissait déjà le goût? Peut-être, peut-être pas, en tout cas, Ryusaki commença à entamer la bouteille. Enfin, son contenu d'abord. Puis la bouteille. Pas les deux en même temps. Parce que casser la bouteille encore pleine était l'un des meilleurs moyens de s'en mettre partout. Le plastique craquelait sous la dent, un peu comme des chips.

Puis vint un sujet un peu particulier. Les autres. Mâchant toujours sa bouteille, Ryusaki inclina légèrement sa tête sur le côté. Son rapport avec les autres avait toujours été assez spécial. Forcément, avec des contraintes comme les siennes, il y avait toujours des gens qui ne partageaient pas sa vision des choses. Cependant, à bien y réfléchir, il n'était absolument pas seul dans son cas. Toute cette école était gorgée d'individus aux pouvoirs plus ou moins étranges, qui avaient donc un relationnel compliqué avec les autres et le monde extérieur. Mieux valait donc se forcer à répondre. Ou plutôt, mieux valait donc se forcer à avaler tout de suite le plastique au lieu de continuer à mâcher pour pouvoir répondre.

"Hé bien, avec les autres... Je demande toujours avant de manger quelqu'un. Mais les gens refusent toujours, étrangement."

Une évidence aussi. Personne n'aime être blessé, ou du moins, pas sans contrepartie. A bien y réfléchir, lui non plus ne voudrait pas mourir dévoré. Cependant, ce qu'il demandait n'était pas la vie de la personne concernée. Mais généralement, juste un bout. Et en inversant les positions, cela ne le dérangerait pas tant que cela de laisser un bout de lui, tant que ce fait était réparable aussi vite que possible. Et du peu qu'il ait vu, regardant son index tout neuf, ce n'était pas vraiment un problème. Il savait à quel point sa curiosité était débordante, et à quel point avoir faim était triste.

"Ce n'est pas tant une question de peur. Plus de confiance. Que les autres n'ont généralement pas. Et si j'avais menti? Et si en fait, mon pouvoir n'était pas ce que je disais être? Et si je profitais d'un instant d'inattention pour attaquer et dévorer la personne en face de moi? Tant de questions que se posent les autres généralement. Cependant, rien n'empêche une personne normale d'attaquer une autre avec ces mêmes interrogations. Le but ne serait surement pas le même, mais je ne suis pas particulièrement plus dangereux que quiconque."

En quelques jours, il en avait vu des dangers potentiels. Certes, Ryusaki aurait préféré en goûter pas mal, de ces dangers, mais bien rapidement, le jeune garçon avait compris que son pouvoir était plutôt faible, tant offensivement que défensivement. Qu'il était un garçon parfaitement normal, si l'on exceptait sa bouche. Peut-être que cela lui faisait un peu peur. Mais qu'importe. Ce n'était pas la peur qui allait remplir son estomac. Ce n'était pas un problème. Ce qui comptait désormais, était de découvrir le plus de choses possible, de rencontrer le plus de gens possible, afin éventuellement de partir dans sa quête ultime.

"Mais c'est vrai qu'à cause de ça, je parle pas souvent aux gens. Enfin, j'ai pas encore parlé à beaucoup de monde, mais bon, je préfère d'abord bien prendre mes marques, et m'adapter à ce nouvel univers d'abord. Il y a tellement de choses à découvrir ici que je ne sais pas par où commencer, ce que je peux goûter ou non..."

Et, d'un coup, les yeux de Ryusaki se posèrent sur la demoiselle en face de lui. Des yeux qui semblaient demander la permission. Oh et puis zut. Il n'arrivera à rien juste avec des regards.

"Madame Traum... Est-ce que je peux goûter... L'un de vos cheveux?"

Ah bon, il ne valait mieux pas demander la permission de manger quelqu'un? Ryusaki était plutôt étonné. C'est vrai que généralement, une approche directe était rarement couronnée de réussite, mais il fallait tout de même demander par politesse, au lieu d'agresser directement. Le jeune garçon savait que voler était mal, et que toute personne n'appartient qu'à elle même. Alors, que faire s'il avait envie? La psychologue lui répondit de tisser d'abord des liens. D'instaurer le climat de confiance avant de proposer cela. En même temps, le jeune garçon préférait mettre les choses au clair. S'il montrait qu'il pouvait tout manger, généralement, les gens pensent directement à eux mêmes et font directement le lien. La question se poserait donc subconsciemment. Et s'il ne le montrait pas, il suffisait d'observer le jeune blond plus de cinq minutes pour s'en rendre immédiatement compte.

Attendre d'avoir confiance, donc. Curieusement, même s'il n'avait jamais vu avant cette personne, Ryusaki sentait qu'il pouvait faire confiance à cette dame, qui semblait lui faire confiance en retour. Elle avait mangé le bout de craie, de toute façon, ce qui nécessite soit beaucoup de confiance, soit de la folie pure. Et le petit garçon ne pensait pas qu'une adulte comme elle aurait un poste dans une école pour rencontrer des enfants si elle était atteinte de folie pure. C'est pour cela qu'il lui avait demandé un cheveu. Juste un cheveu. Le jeune garçon avait ses raisons. Mais généralement, tout commençait par un cheveu. Il n'allait pas demander le bras dès la première rencontre, tout de même.

"Par curiosité en effet, mais pas que. Voyez-vous... On peut apprendre beaucoup d'une personne en goutant un cheveu. Le goût du shampoing. Eventuellement l'après-shampoing ou autres produits dessus. S'ils sont naturellement comme cela ou colorés. La fréquence de lavage. Le soin qu'on y apporte. Et par des jours chauds, on peut aussi y trouver quelques gouttes de sueur. Parfois salées, parfois acides. Dit comme cela, ce n'est peut-être pas très attirant. Mais c'est le plus proche que l'on puisse avoir du goût réel d'une personne. Et ce, sans lui faire de mal."

Ce que Ryusaki oublie de mentionner était qu'il était particulièrement friand des cheveux blonds. Plus le cheveu est, de base, de couleur claire, plus il est fin. Des cheveux blonds sont donc d'une grande finesse, que le jeune garçon préfère à la robustesse des cheveux noirs. Une question de texture donc, et c'est aussi pour cela que généralement, il préfère ses propres cheveux à ceux des autres. Cependant, il avait en face de lui une personne avec des cheveux non seulement plus clairs que les siens, mais en plus, d'une grande longueur. Un peu comme des spaghettis. C'est un sacrilège que de couper des spaghettis. Pour les cheveux, c'est un peu pareil.

"Comme vous avez pu vous en douter, j'ai une bonne mémoire gustative. Ou plutôt, mon sens du goût est tellement altéré par rapport aux autres personnes qu'il est capable de ressentir des choses différentes que je retiens. Je n'aime pas du tout créer en mémoire de nouvelles entrées sans en avoir le goût. Il m'est plus facile de me souvenir d'une personne si je sais quel goût elle a. Lier des souvenirs à des goûts."

Certes, le mystère avait parfois du bon, il était vrai. Pouvoir laisser place à son imagination, la laisser gambader sur le goût éventuel d'un nouvel objet, ou d'une nouvelle personne. Il disait certes ne pas vouloir goûter des idées, mais le mystère permettait de le laisser être surpris à la première fois qu'il goûte. Cependant, des personnes mystères, Ryusaki en avait plein. Voire même trop. Comme peu de gens l'ont laissé les gouter, le jeune garçon se souvenait plus facilement de ceux qui lui ont accordé cela. Et c'est plus par envie de créer des liens, des souvenirs, que Ryusaki formule cette demande. Pas par faim. Même s'il avait faim. Après tout, un cheveu ne remplit rien...

"Peut-être est-ce bizarre. Nul doute que cela ne doit pas être courant. Mais je veux pouvoir me souvenir plus facilement de vous."

Il était bien visible qu’une certaine hésitation parcourait la psychologue quant à la réponse qu’elle voulait donner à l’élève de première année. Machinalement, une main semblait venir directement dans ses cheveux, peut-être un réflexe de protection. Le jeune garçon trouvait cela étrange. Comme s’il y avait besoin de convaincre la demoiselle. Généralement, la réponse était immédiate. Soit un oui direct, plus généralement pour que le jeune garçon arrête d’embêter la personne en face de lui et se contente de ce qu’on lui donne. Soit un non direct, trouvant la pratique dégoutante et refusant par principe moral d’y participer. Là, la balance n’était pas parfaitement penchée d’un côté. Et c’était cela qui faisait se questionner Ryusaki. Qu’est ce qui faisait hésiter la psychologue?

Tout en continuant d’expliquer, le jeune garçon regardait toujours ces cheveux. C’est vrai qu’ils étaient longs et beaux. Un superbe soin appliqué à eux, ce qui les rendait encore plus attirants. Mais si autant de soin est appliqué, c’est qu’il y avait une raison, et donc, moins d’envie d’en donner. Mais non. Elle aurait répondu non s’il n’y avait que cela. Il fallait regarder ailleurs. Son regard… Qui était justement posé sur le jeune garçon. C’était lui, en fait, qui la faisait hésiter. Surement son métier. Son travail était apparemment d’écouter les gens. Non de leur donner à manger. Ou quelque chose comme cela. La main de la demoiselle se déplaça un peu plus profondément, au niveau de sa nuque. Tiens? Elle s’était décidée. Ce qui fit sourire le jeune garçon. Elle avait accepté.

“ Parfait. Merci beaucoup. C’est trois fois plus que ce qu’on me donne généralement. ”

Avec un grand soin, le jeune garçon récupéra les cheveux donnés, les séparant dans sa main. Il en avait trois. Cela tombait bien. Un seul était généralement insuffisant. Un seul était évidemment insuffisant. Cela ne remplissait rien, et la sensation disparaîtrait trop vite, ne laissant qu’un vague souvenir. Il n’aurait pas eu le temps de l’étudier en profondeur. Trois cheveux, en revanche, était la quantité idéale. Deux d’étude… Et un de gourmandise, ou au cas où un petit détail mériterait plus d’attention. Bon. Fini de dévorer des yeux. Il était temps d’y aller. D’une main, Ryusaki en prit un seul, et le fit tourner en l’air pour l’enrouler autour de son index. Ces cheveux semblaient très souples et très doux. Et une fois enroulé, le premier cheveu entra dans sa bouche. L’enroulement permettait de concentrer la matière. Ainsi, s’il y avait un goût, il serait plus facilement perceptible. Et de ce fait, cela lui permettrait de se concentrer encore plus dessus pour le suivant.

Le petit glouton ferma ses yeux afin de mieux ressentir ce qu’il avait en bouche. La sensation était évidemment très fine. Ce que Ryusaki ressentait était doux, peut-être très légèrement sucré. De la pêche? Non, il y avait peut-être quelque chose derrière. Un goût plus corsé, ressemblant plus à… De la mangue. Le jeune garçon n’en était pas vraiment sur, mais de toute façon, il était assez difficile de lire dans des cheveux de manière très précise. Hmmm… Oui, se focaliser sur la douceur et l’exotisme de la mangue. Le second cheveu donc dirait tout sur sa propriétaire. Contrairement au premier, le second cheveu serait mangé petit à petit, en commençant par la pointe et en finissant par la racine. Petit à petit donc. Et dès le premier contact avec ses dents, Ryusaki s’émerveilla de la finesse de ce cheveu. La pointe était bien lisse, bien fine. Décidément, c’était un vrai cheveu blond, comme il les aimait.

Plus le jeune garçon parcourait ce cheveu, plus il était impressionné. Ce cheveu n’était pas du tout abimé, ou plutôt, il sentait qu’il était le premier à poser une marque dessus à chaque fois que ses dents entrent en contact avec. Cela allait plus loin que de la simple propreté. Soit la psychologue était maniaque, soit c’était un rituel bien particulier. Enfin, rituel, le jeune garçon ne sentait aucune magie dans ce qu’il mangeait (ou du moins, s’il y en avait, cela n’avait pas de goût ou n’altérait pas la structure), mais c’était plutôt une question de protection. Il fallait que ces cheveux restent dans cet état, comme ils sont. Pour une raison ou pour une autre, cela, Ryusaki ne pouvait le déterminer en mangeant un cheveu. Et quel cheveu. Il se mangeait vraiment tout seul, et malgré sa longueur, Ryusaki ne le sentait pas filer. Ce n’est que lorsque le goût changea légèrement et que l’épaisseur avait très légèrement augmenté que le jeune garçon se rendit compte qu’il était arrivé à la racine et qu’il avait fini ce second cheveu. Dans tous les cas, Ryu’ comprenait désormais pourquoi la psychologue hésitait à lui donner un cheveu ou non. Il n’en connaissait pas la raison, mais vu le soin apporté, cette raison devait être très importante.

Heureusement qu’il en avait un troisième. Cette fois encore, la méthode pour le manger était différente. Commencer par le milieu, et retenir la racine tout en aspirant la pointe. Cette fois, le but était de sentir sur ses lèvres le cheveu le parcourir doucement en ondulant par l’effet de l’aspiration. Pas de signes particuliers comme il s’y attendait, ou plutôt, une forme douce et soyeuse sans déformations, sans agression extérieure. Un véritable délice. Et une fois les trois quarts du cheveu dans sa bouche, Ryusaki croqua, ne laissant dans ses doigts que le quart partant de la racine jusqu’à l’endroit où il avait croqué, avant d’avaler ce qu’il avait en bouche. Puis il laissa, finement, le reste du cheveu entrer dans sa bouche, coupant à des intervalles encore plus fins qu’il y a quelques instants. Cette fois-ci, il se concentrait sur un tout autre objectif : écarter ce goût de mangue qu’il avait depuis quelques secondes, pour se concentrer sur tout le reste.

Il y avait une note très légèrement salée, qui semblait d’ailleurs bien aller avec la mangue. Un parfum très léger, une toute petite note d’acidité, et une sensation très étrange. Evidemment, quasiment imperceptible. Mais il s’agissait d’un goût qu’il n’avait jamais connu auparavant, et Ryusaki chercha dans sa mémoire à quoi il pouvait le comparer. Une petite note qui, étrangement, lui évoquait l’Europe. Ce n’était pas une note asiatique, cela semblait plutôt venir de la vieille Europe de l’ouest. Le flegme anglais? Le romantisme français? Difficile à dire. Trop difficile à dire. Il y avait encore autre chose sur lequel le jeune garçon pouvait se concentrer. Comme si… Ce cheveu était, au fur et à mesure qu’il croquait à cet endroit, tantôt positif, tantôt négatif. Difficile d’expliquer tant cette sensation était faible et quasiment imperceptible. Le jeune garçon ne comprenait pas vraiment cette sensation. C’était si faible qu’il ne l’avait pas remarqué avant, malgré sa concentration. Et il n’avait plus de matière pour analyser davantage cette énigme.

 “Eh bien, Madame Traum… Vous avez des cheveux merveilleux. Cela se voit, mais cela se sent encore plus en bouche.”

“Très concentré? C’est le moins qu’on puisse dire. Bien sur que non, je ne me concentre généralement pas autant. Mais, comment expliquer…”

Le jeune garçon eut un petit moment de réflexion. Il fallait qu’il ordonne ses pensées, tout en gardant en mémoire ce goût si subtil et si faible avant de pouvoir l’expliquer à la psychologue. D’abord pourquoi, puis comment, puis ce qu’il avait ressenti avec juste trois cheveux. Après tout, ce n’étaient que des cheveux. Et il était légitime pour la dame de savoir ce qu’il en avait fait, peut-être pas dans les moindre détails, mais cela ne coutait rien au jeune garçon d’expliquer cet instant. Qui n’avait en soi que très peu de magie, mais qui était un instant tout de même spécial et inhabituel.

“Vous voyez, un bout de pain? Mais genre tout petit. Ptet, moins d’un centimètre, genre, un bout qu’une vieille dame balance à un pigeon. Si vous le mangez comme cela, sans se concentrer, ça va passer tellement vite que vous auriez à peine senti vaguement un truc passer dans votre bouche, n’est-ce pas? Et vous aurez tout de suite oublié ce qui vient de se passer, juste vous dire que c’était un bout de pain ou un truc qui y ressemblait. Alors qu’en vous concentrant, vous pourriez sentir éventuellement quelques détails comme la texture de la mie, la texture de la croute, éventuellement le parfum de la farine, si c’était du blé, du seigle ou autre, un pain de campagne ou un pain industriel… Comme si c’était un plus gros morceau. Bah là, c’est exactement pareil. Sauf qu’un de vos cheveux a encore moins de matière que cela.”

Rester concentré. Et ne pas trop parler, tant qu’il n’avait pas correctement mis en mots ce qu’il venait de savourer. C’était ça, l’un des défauts du jeune garçon. Se lancer sur un sujet tel que la nourriture et il pouvait partir loin, très loin. Or, en ce moment même, il ne fallait pas qu’il parte loin mais au contraire, rester ici, avec la sensation qu’il venait de découvrir, avec la saveur qu’il venait d’obtenir. Mettre en ordre ses souvenirs d’il y a à peine quelques secondes et les mettre dans les bons mots afin de décrire aussi précisément que possible l’infime goût que ses cheveux avaient.

“Le premier cheveu était un cheveu de découverte. Dans le sens où je ne savait absolument pas à quoi m’attendre, il me fallait un indice, un repère, pour savoir vaguement sur quoi je devais me concentrer. Ce que j’ai senti était un parfum plutôt fruité. Et doux. Un shampoing assez récent donc, pour que je puisse encore vaguement le sentir. Pas trop, mais assez. Genre ce midi, ou ce matin. J’ai pas mal hésité sur quel fruit ça pouvait être, hésitant sur les fruits jaunes. Peut-être la mangue. Mais au moins, maintenant que je savais quel goût global cela avait, je pouvais me concentrer dessus.”

Ryusaki reprit son souffle, et replongea dans ses pensées. Dans ses souvenirs.

“Le second cheveu était un cheveu de précision. Maintenant que je savais ce que je mangeais, je pouvais me concentrer sur quel goût je pouvais m’attendre, et donc, vérifier si ce que j’ai senti correspond bien à ce que je mangeais. Et effectivement. Me concentrer sur quel goût cela avait, cela ressemblait bien à de la mangue. Mais ce qui m’avait le plus marqué dans ce cheveu était la texture. Vos cheveux sont doux et bien lisses. Pas de fourches, pas de détériorations, aucun problème. Une très légère fermeté, qui une fois passée, laissait place à une texture douce et tendre, à chaque fois que je croquais. Le tout, avec une finesse naturelle de cheveu blond. J’avais rarement vu de cheveu aussi bien entretenu. Juste quelques courbures dues au chignon. Cela m’avait rendu quelques instants perplexe. A savoir pourquoi ces cheveux étaient aussi soignés. Un tout petit moment de déconcentration, et hop, sans que je ne m’en rende compte, j’étais déjà arrivé à la fin de ce cheveu.”

Juste le temps de revenir dans sa mémoire, et de reprendre son souffle, avant d’enchaîner directement sur sa description du troisième cheveu.

“Le dernier… Comment le décrire… c’était plus de la gourmandise. Laisser le dernier cheveu filer sur les lèvres et confirmer ce que j’avais découvert sur le second. Avant de tomber sur une petite goutte de sueur. Une très faible salinité légèrement acide, qui se mariait bien avec le parfum de la mangue. Un parfum… Comment dire… Européen? Je saurais pas en dire plus, mais cela ressemble plus à une odeur que je retrouve chez les personnes d’origine d’Europe occidentale et moins chez les asiatiques. Et puis, j’ai senti quelque chose… D’étrange. Je sais pas comment décrire ça. Un truc que j’ai pas vraiment vu avant. C’était si faible que je l’avais pas ressenti dans les deux premiers cheveux. Genre, d’un coup, un p’tit peu plus, d’un coup, un petit peu moins. De quoi, j’en ai absolument aucune idée, mais c’est comme ça que je l’ai ressenti. Peut-être… D’une… Bulle de savon? Non, enfin, si, ptet, je sais pas, j’en sais rien, c’est le premier mot que cela m’évoque, pour une raison inconnue.”

Ryusaki souffla. Ca y est, c’était dit. Plus la peine de chercher dans des souvenirs d’intensité faible, c’était maintenant réécrit avec des mots dans sa mémoire, ce qui faisait ressortir un peu plus l’intensité de ce souvenir. Son ventre se manifesta alors. C’est que, mine de rien, cela donnait plutôt faim de se concentrer comme cela. Après tout, ne dit-on pas que l’appétit vient en mangeant? Et avec ce qu’il avait mangé, ce n’était pas cela qui allait en effet remplir son appétit. Cependant, il était en plein milieu d’un rendez-vous à cet instant, il ne pouvait pas vraiment se permettre de manger n’importe quoi devant quelqu’un comme cela.

“Voilà voilà! Je sais pas comment vous interpréterez tout cela, mais moi, ça m’a bien aidé.”

“Mon… Pouvoir?”

Ryusaki se mit à réfléchir. Après tout, cela lui était venu presque comme cela. Mais ce n’était pas une question réelle de pouvoir. Le pouvoir ne faisait pas tout. Certes, cela lui permettait de manger. Mais à bien y réfléchir, le jeune garçon trouvait que ce qu’il pouvait faire et ce qu’il venait de faire étaient deux choses totalement différentes. Après tout, si le goût était parfois légèrement altéré à cause de son pouvoir, il n’était que rarement renforcé. Ou du moins, cela ne se sentait pas vraiment. Non, ce qui faisait qu’il voyait tout cela était autre chose. Totalement autre chose. Cherchant bien comment expliquer, le jeune garçon posa les yeux sur la psychologue, et la connexion se fit.

“A mon avis, mon pouvoir n’a rien à voir avec cela. C’est plus le fait d’aimer goûter, des choses de plus en plus subtiles, à tout instant, que mon goût s’est renforcé. On dit que les personnes aveugles entendent mieux et perçoivent des détails que nous, on peut pas entendre. Genre savoir si on ment ou pas rien qu’au son de la voix et aux battements du coeur. Alors qu’ils ont pas de pouvoir. C’est juste qu’ils entrainent plus leurs oreilles, et ont appris à analyser, à interpréter avec. Moi c’est pareil, mais avec le goût. Sauf que j’suis pas aveugle. J’ai juste mangé tellement de choses que… Je sais pas, j’suis devenu plus sensible.”

Oui et non. Ce qu’il disait avait une part de vrai. Plus on entraine un sens, plus on est habile avec, et plus le nombre de données analysables augmentait, ou plutôt la qualité de ces données augmentait, et il avait juste appris par lui-même à analyser ces données. Son pouvoir n’avait aucune répercussion sur l’analyse de ces données, et s’il venait à le perdre, cela n’altèrerait pas son sens du goût sur un court terme. Cependant, ce qui lui a donné cette sensibilité est le nombre colossal de choses rentrées dans sa bouche, et tout ce nombre n’aurait jamais pu rentrer sans son pouvoir. Ainsi, s’il venait à perdre ce pouvoir, son appétit reviendrait probablement peu à peu vers celui d’une personne normale, son régime alimentaire aussi, et donc, la quantité diminuerait, il aurait moins d’entrainement, et finirait par perdre son acuité gustative.

Le jeune garçon avait raison. Il avait deviné juste quant au parfum du shampoing et quant aux origines de la demoiselle. C’était bien d’avoir confirmation, de savoir qu’il ne s’était pas trompé sur un sujet aussi vague. Aussi imprécis. Cependant, ce n’était pas chose compliquée pour une autre personne, de deviner cela. Il était évident, avec des cheveux blonds comme cela et sa forme de visage, qu’elle n’était pas asiatique. Dans son cas à lui, il y avait apparemment du métissage dans l’air. Ou du moins, la présence de militaires qui ont fait un peu n’importe quoi pendant la guerre, et l’une des principales raisons pour laquelle les grands parents de Ryusaki avaient fui le pays. Toutefois…

La façon dont cette personne en face de lui semblait vouloir changer de sujet était étrange. Détourner son attention sur autre chose, le plus vite possible. Comme si elle ne voulait pas approfondir le sujet. Cela rendit l’élève légèrement perplexe. Soit elle ne voulait pas parler de son shampoing, soit elle ne voulait pas parler de ses origines. Tout en passant du tutoiement au vouvoiement formel. Pourquoi un tel revirement? Ou plutôt, pourquoi l’avoir tutoyé pendant quelques instants? Etait-ce parce que, durant quelques instant, c’était lui qui psychologisait la demoiselle? Que pendant ces quelques instants, la situation était renversée? Oh well. Si elle ne voulait pas parler de son shampoing, autant ne pas insister. C’est vrai que la douche est un instant que, généralement, une personne préfère passer seule.

“Un autre sujet? Euh… J’ai faim.”

A vrai dire, ce n’était pas le sujet dont Ryusaki voulait parler à la base, mais son estomac s’était mis à gronder. Usa-chan était justement en train de chercher une broutille dans son sac qu’il pourrait manger. Plus qu’un contact par télépathie : il semblerait que les estomacs du garçon et de son familier étaient reliés. Il fallait donc quelque chose de bien lourd, et de bien consistant. Ce n’était pas encore l’heure d’ouverture du réfectoire. Ou du moins, il n’y avait pas encore grand chose de prêt à ce moment. C’est pourquoi le lapin en peluche sortit un petit rocher. Du granit simple, avec une forme absolument pas naturelle, comme si c’était un bout taillé avec des dents. Ce qui était en fait le cas. Un gros casse-croute bien lourd, parfait pour son envie.

“On m’a dit que je devrais m’habituer à manger moins. Mais je peux pas faire grand chose quand j’ai faim. Je sais, c’est pas un sujet de conversation très passionnant. Mais, que voulez-vous, certains mangent pour vivre, moi je trouve ça cool de vivre pour manger.”

Si Ryusaki le pouvait, à cet instant, il se mordrait la lèvre. Cependant, il savait qu’un tel geste entrainerait malheureusement le fait qu’il s’arracherait un bout de la bouche, et cela ne serait absolument pas pratique pour beaucoup de chose, mis à part l’effusion de sang qui en résulterait. Ce n’était pas une question facile à répondre, ou plutôt, c’était une question qui lui rappelait beaucoup de souvenirs. Beaucoup de mauvais souvenirs. Toutefois, tout cela était du passé. Tant que cela ne se reproduisait pas, il n’avait aucune raison de se laisser abattre par des souvenirs ou des traumatismes. Mieux valait qu’il exorcise tout cela par des mots, qu’il réponde aux questions comme elles venaient.

“S’il y a deux choses qu’il ne faut pas confondre dans mon cas, c’est bien l’appétit et la faim. Les deux sont énormes dans mon cas. Mais, autant j’aime laisser aussi haute que possible mon envie de manger, d’apprécier de nouvelles choses… Autant, je hais mon besoin de manger.”

Cela pouvait paraître très contradictoire, mais besoin et envie n’allaient pas de pair. L’envie peut se réprimer. L’appétit peut être mis entre parenthèses dans les instants cruciaux. Le besoin, en revanche, était non négligeable. Devant la préparation d’un plat, ces deux états étaient contradictoires. L’appétit disait d’attendre, que ce soit fini, afin de pouvoir goûter ensuite, pour que beaucoup de monde puisse en profiter. La faim disait de tout manger… Y compris les ustensiles et les préparateurs.

“Savez-vous ce que c’est d’avoir réellement faim? Je suppose que oui. Ma faim, de mon côté, augmente bien plus vite que celle des autres. Mon pouvoir rend ce que j’avale bien plus facile à digérer. De ce fait, dès que mon estomac est vide, la faim commence. Si je devais comparer avec une personne normale… Cinq minutes, et c’est un petit creux qui commence. Dix, c’est comme si vous n’aviez rien mangé entre midi et, disons, 20 heures. C’est supportable, mais légèrement gênant. A vingt… C’est comme si vous n’aviez rien mangé pendant un jour ou deux. Quel que soit le goût, tout devient une source potentielle à croquer. L’énergie est là, mais presque inutilisable, sauf si l’acte implique comme conséquence de remplir l’estomac. Beaucoup de difficultés à me retenir. A me contrôler. Et trente minutes… J’ai rarement dépassé cette limite. Je m’évanouis généralement à ce moment là. Heureusement, quand je dors ou quand je suis inconscient, mon cerveau n’augmente plus beaucoup ma faim.”

Oui, il y avait un moyen de contourner ce problème. Il s’agissait de dormir tout le temps. Cependant, Ryusaki n’aimait pas du tout dormir. Ou du moins, plus que nécessaire. Rester en permanence endormi, cela revenait presque à être mort. Impossible de profiter de la vie quand on dort. Impossible de découvrir de nouvelles choses. Impossible de faire quoi que ce soit. Et ça, c’était triste.

“Manger juste un tout petit bout ne réduit pas vraiment ma faim non plus. Ce n’est pas avec un bonbon qu’on peut remplacer un repas. Mais du côté du cerveau, ça aide très légèrement. C’est pour cela que j’aimerais manger moins. Habituer mon corps à manger moins. Car de ce fait, ma faim diminuerait peut-être d’intensité. Je pourrais tenir plus longtemps. Je pourrais moins souffrir. Et donc, je pourrais me contenter de plein de petites choses. Juste goûter plein de petites choses. Sans trop prendre de la part des autres. Je sais ce que c’est que d’avoir faim. Et la dernière chose que je veuille soit que quelqu’un d’autre ressente cela. J’ai un pouvoir formidable. Si je pouvais le contrôler, si je pouvais me contrôler, il y a tant de choses que je pourrais faire avec. Transformer une montagne en nourriture. Cela pourrait aider à résoudre la faim dans le monde! Bon, il y aurait peut-être un problème de malnutrition avec ça, mais, ça aiderait quand même temporairement, quoi.”

Un but plutôt noble, mais pour l’instant, le jeune garçon n’avait pas vraiment de moyens d’essayer. Après tout, il avait déjà essayé de rendre toute une montagne comestible. Sauf qu’il n’avait aucune idée pour savoir si oui ou non, cela avait marché. Car pas de volontaires pour risquer de se briser les dents de l’autre côté de la montagne, et lui même ne ferait que rendre l’autre côté comestible aussi en essayant de mordre.

“Et ça, c’est mon rêve. Mon objectif. Trouver la nourriture ultime. Le truc qui non seulement aurait un super bon goût, mais qui en plus pourra facilement être distribué et partagé à tout le monde, même si je ne suis plus là. Que tout le monde puisse aussi y gouter. Et, accessoirement, si ça aide les gens à être en meilleure santé, ce serait encore mieux.”

L'école était là pour l'aider à maîtriser son pouvoir. En effet, c'est un peu pourquoi son oncle l'avait foutu dans cette école : pour qu'il puisse maîtriser correctement sa faim, afin de ne plus avoir à manger un arbre chaque jour. Et ça, il n'avait pas tant de problèmes que cela pour l'instant. Il savait que la salvation était au bout du chemin, et qu'il fallait juste continuer, sans perdre espoir. Ce qu'il comptait faire, après tout. Vivre la vie au jour le jour, et voir ses capacités de mieux en mieux controlées. Et pour la quantité de nourriture avalée, la dame lui avait dit que c'était normal. Enfin, normal, proportionnellement. Qu'il y avait des adolescents qui mangeaient plus qu'un adulte. Ca, on le lui avait déjà dit. Penchant légèrement la tête, c'était par contre la suite avec lequel le jeune garçon n'était pas vraiment d'accord.

"Euh... Non. Je veux pas être ce que je suis."

Certes, le jeune garçon n'était pas mécontent de ce qu'il était, et ne regrettait pas grand chose, mis à part sa faim constante et en constante augmentation. Mais ce n'était pas vraiment ce qu'il voulait dire, ou plutôt, le jeune garçon préférait vivre légèrement dans le futur plutôt que dans le présent.

"Enfin, c'est quand même triste de vouloir être exactement ce que l'on est. Ca veut dire qu'on veut pas être meilleur. Ca veut dire qu'on veut pas avancer. Ce que je suis est plutôt cool, mais je sais que je peux être encore mieux. Et je sais que c'est la faim qu'il faut améliorer pour que ce soit encore plus cool. Enfin, comment expliquer..."

Réfléchir une minute à faire une analogie correcte. Après tout, Ryusaki détestait sa faim dans son état actuel, mais il serait très triste si cette faim disparaissait complètement. Ce qu'il voulait était une faim normale, ou plutôt, un besoin normal tout en gardant la possibilité de manger autant qu'aujourd'hui. Ce qui était peut-être contradictoire, mais qu'importe, il y avait une explication simple à tout cela.

"Je veux pas ne plus jamais avoir faim, c'est pas ce que j'ai dit. J'aimerais juste que ma faim arrête de me rappeler à l'ordre. C'est comme la douleur, c'est juste une alarme. C'est cool d'avoir une alarme antivol chez soi, qui sonne dès qu'un voleur entre. Cependant, dans mon cas, cette alarme sonne toutes les 20 minutes. Et je sais pas si c'est parce qu'il y a constamment des voleurs ou si c'est un défaut de l'alarme, mais dans un cas ou dans un autre, c'est difficile de se concentrer quand cette alarme sonne en permanence. Et si c'est parce qu'il y a tout le temps des voleurs, ça signifie que de toute façon, j'ai un autre problème à régler, non? Dans ce cas, ça sert à rien de me hurler dessus qu'ils sont là puisque je sais qu'ils sont là. Donc, qu'il faut que j'améliore ce que je suis."

Ryusaki marqua une petite pause. Pour lui, le mot naturel n'avait aucune force de persuasion. Les habitudes, le monde extérieur, la société, tout cela ne devrait pas dicter le jeune garçon à faire ce qu'il n'avait pas envie de faire.

"C'est cool, d'avoir un peu faim, ça peut avoir de bons côtés. Genre, avoir à peu près le même état de faim que mes camarades, afin de partager un moment de convivialité à table. C'est moins cool en revanche d'avoir tout le temps faim. Naturel ou pas."

Tout en écoutant parler la madame, Ryusaki finissait de manger son rocher. C'est que c'était bien lourd, et bien plus facile à porter dans son estomac que dans ses bras, pour une raison inconnue. Ce qu'il n'aimait pas chez les cailloux, c'est que des fois, ça s'érode, et il y a des grains de sable qui restent entre les dents et qui sont super difficiles à déloger. Parce que les cure-dents ou le fil dentaire ne devait absolument pas toucher ses lèvres, ou ils n'auraient aucune réelle résistance face à ses dents. Ce qui était problématique, pour leur utilité primaire. Et là, il y avait en effet un grain qui coince. Le voilà donc avec une étrange moue, essayant de sortir le grain avec sa langue.

A bien y réfléchir, la madame avait compris son point de vue. Finalement, c'était pas si dur à expliquer. Et le jeune garçon avait beau n'avoir aucune envie de faire des efforts de compréhension, étant déjà fermement convaincu sur sa lancée, il avait au moins compris à peu près le rôle d'une psychologue : Comprendre les problèmes des élèves et essayer d'y apporter une solution quand elle le pouvait. Sauf que voilà, son problème, il en avait pleinement conscience à cet instant, que ce soit de ses conséquences ou de sa solution. Et lorsque Scarlett lui avait dit qu'il lui faudrait du temps pour le contrôler correctement, le jeune garçon se mit à sourire.

"Beuh? Bah bien sur, qu'il me faudra du temps. C'est pas comme si quelqu'un, comme par magie, pouvait faire pouf! d'un claquement de doigts et réguler ma faim. Enfin, si ça se trouve, ptet que si, mais ce serait pas drôle. Ce serait de la triche. Qui pourrait être fier d'avoir résolu un problème si une autre personne en était en partie responsable? "

Persévérance et détermination étaient tous deux lisibles dans son regard. Après tout, ce n'était pas le genre du jeune garçon d'abandonner alors qu'il avait des objectifs bien en vue. Il était déjà conscient qu'il lui faudrait beaucoup de temps, c'était évident qu'il ne pourrait pas résoudre sa faim du jour au lendemain alors que cela faisait plus de six années qu'il commençait à avoir faim en permanence. Mais il n'y avait pas une once de tristesse dans ses paroles. Juste pour l'instant, de l'innocence, et un soupçon d'anticipation. Il voulait grandir, et rendre sa faim normale, certes. Cependant, s'il y avait de l'impatience en lui, ce n'était pas de résoudre son problème, mais juste de découvrir de nouvelles choses, de nouveaux goûts, des bons goûts.

Cependant, s'il ne pouvait pas tout de suite réguler sa faim tout seul pour qu'elle atteigne un niveau normal, il pouvait tout de même la baisser assez facilement à ce moment là, même si ce n'était que temporaire. Un simple coup d'oeil à la fenêtre, et voyant le soleil se coucher, il y avait une solution toute simple qui s'offrait à lui. Temporaire, éphémère, mais simple.

" Ca va pas être bientôt l'heure du diner, au fait? "

Un souper assez tôt. Mais pour lui, toutes les heures, à partir de 18h, sont pour Ryusaki l'heure de diner...