La nuit allait bientôt pointer le bout de son nez, et après l'avoir attendue quelques instants, c'est dans un soupir interminable que Neiko repris son crayon pour tenter d'achever ce qu'il avait commencé depuis maintenant 2 bonnes heures.

Plum ouvrait souvent ses babines en coton pour dire des âneries, et c'est dans l'ignorance la plus totale que Neiko continuait son dessin. Il dessinait une forme de visage aux traits féminins, et une longue chevelure semblait l'épouser. Bien qu'un peu maladroit, son dessin n'était pas désagréable à regarder, surtout pour son âge. Mais le jeune homme ne semblait pas vouloir réaliser un beau dessin. Ces raisons étaient floues, même à lui même. Et là était tout le problème.

Un légère irritation commençait à se dessiner sur le visage du garçon, qui la plupart du temps semblait figé de toutes émotions. Et il gomma, une fois de plus, encore et encore. La feuille était entièrement froissée et bientôt inutilisable. Mais il ne pouvait se résoudre à la jeter, de peur de ne pas réussir à reproduire quelque chose de ressemblant, ou d'oublier ce qu'il voulait dessiner. La mémoire de Neiko lui faisait rarement défaut, mais à ce moment précis, elle l'avait complètement lâché. Plus le jeune garçon tentait de rassembler ses souvenirs, la date le lieu et les circonstances, et plus il se noyait dans d'autres souvenirs qui n'avaient ni queue ni tête. Ces quelques coups de crayons le rongeaient, et il le savait.

20 heures de sommeil, il en aurait bien en besoin. Mais pas de repos pour les braves, ce dessin ne demandait qu'à être terminé. C'est donc armé de son crayon HB qu'il re-entreprit ce qu'il avait commencé, retroussant ses manches et gommant de plus belle.

Des bruits de pas résonnaient dans le couloir. Neiko connaissait bien la salle d'Art Plastique, et il savait que personne n'y pénétrait à ces heures-ci. Il ne s'attarda donc pas plus longtemps sur ce qu'il entendait.

Les bruits de pas s'étaient accentués et semblaient se diriger vers la salle d'Art Plastique, le cœur de Neiko -encore sous l'effet de surprise du hurlement- battait à une allure folle. Il laissa à terre son dessin et alla se réfugier derrière un châssis où était disposé une magnifique toile d'une nuit étoilée.

C'était maintenant confirmé. Les bruits de pas s'étaient bien dirigés vers la salle d'Art Plastique. Pourtant, personne ne fréquentait jamais la salle de dessin. Neiko pensait être le seul adhérant à cette pièce toujours vide. Il était dans une position délicate, dans l'impossibilité de bouger, au risque de dévoiler sa position. Il gardait alors sa posture, accroupi, la tête recroquevillée entre ses jambes, comme si le fait qu'il ne la voit pas allait l'empêcher de se faire voir. A croire que même après avoir acquéri tout le savoir possible, on gardait notre innocence.

« - Je me demande qui l'a laissé là... En tout cas, il est vraiment beau...
- mon dessin ! »

Neiko pensa ses mots si fort que ses cordes vocales s'étaient mises à vibrer d'elles-mêmes, mais le son était encore plus bas qu'un murmure, ce qui le rendait inaudible, et ne risquait pas de compromettre sa position.

« - Locky! Arrête de bouger, comment veux-tu que je te dessine si tu bouges sans cesse?
- J'ai l'impression que nous ne sommes pas seuls ici... »

Une fois de plus, il n'avait pas vu juste. Son cœur cognait à en briser sa cage thoracique, ce n'était pas le fait qu'il y ait quelqu'un d'autre du club qui lui faisait peur, mais comment allait-il expliquer maintenant pourquoi il s'était caché ? Déjà que son image d'asocial lui collait à la peau, si on disait de lui qu'il se cachait à la vue des autres, sa vie au sein de Tadakai finirait en longues années de moqueries et de solitude.

« - L-Locky? »

Une voix féminine s'approcha doucement de la toile derrière laquelle il était caché. La voix, bien que tremblante à l'appel de son familier, était douce et rassurante. Ce qui eu pour effet de calmer légèrement notre petit brun. Mais un fracas vint mettre fin à ce sentiment éphémère, Neiko ouvra les yeux immédiatement, découvrant le décor qu'avait créé la personne devant ses yeux pour une première rencontre.

« - AAAAAAAH! »

Affolé de ce qu'avait provoqué son petit cache-cache, il se dirigea maladroitement vers la jeune fille tombée au sol, et lui tendit une main qui n'était pas sûre de pouvoir la relever.

« - Toutes mes excuses, vous allez bien ? »

C'était une jeune fille, mais sûrement déjà plus âgée que lui. De magnifiques cheveux  cuivrés taillés spécialement pour son visage, lui donnaient un petit air de fille sage et mature. Neiko remarqua aussi l'étrangeté de la couleur de ses iris, un jaune qui le laissait dubitatif.

« - Ce sont tes vrais yeux ? »

Plum se pouffa comme jamais. Il est vrai que ce n'était pas la première question qu'on posait à une inconnue qu'on venait de faire tomber par terre. Mais quoi d'autre alors ? Il n'avait pas l'habitude de parler aux autres, et ça se voyait. Il se frappa le front sachant bien qu'il allait paraître ridicule maintenant aux yeux de la belle rousse.

Plum se calma essuyant ses dernières larmes en coton. Le garçon releva la rousse imitant les plus beaux films romantiques, où l'homme de part sa virilité et sa force, entraîne la dame jusqu'à dans ses bras. Malheureusement, il ne réussit qu'à remettre la fille sur ses pieds.

« - O-oh oui t-tout va b-bien merci! E-Et euh... O-On peut se tutoyer, o-on est entre élève! »

Neiko regarda de plus près la jeune fille. C'était effectivement une élève de Tadakai, elle portait l'uniforme des 3ème années le ruban orange qui ornait son col. Était-elle membre du club ? Il n'avait jamais vu de 3ème année ici, ni même personne. Ce club était désert depuis son arrivée.

« - O-Oui ce sont mes vrais yeux ! »

Elle répondit comme si cette couleur était chose commune ici. Dans sa ville d'origine, les gens avaient les yeux verts parfois bleus, mais jamais il n'avait vu de jaune. "Dans un lycée où les élèves ressuscitent les morts et déforment le temps, le jaune doit être la dernière des bizarreries." pensa-t'il.

« -  L-Le dessin qui était par terre... C'est toi qui l'as fait? »

Avec tout ce remue-ménage, il en avait oublié son dessin. La chose sur laquelle il travaillait depuis plusieurs heures et qu'il ne voulait se résoudre à jeter était laissée par terre, comme abandonnée.

« - Oui, c'est le mien... »

Sa voix fut plus hésitante pour annoncer qu'il en était bien le propriétaire. Ce dessin était tout sauf une œuvre d'art après tout.
Soudain, la fille comme prise d'une illumination se rua vers les dessins dispersés dans toute la salle. Neiko dans un excès d'empathie l'aida à réunir tous ses dessins.

« - E-Excuse-moi j-je ne pensais pas q-que tu serais derrière l-le tableau... Ca m'a surprise ahah! »

Notre petit brun préféra rester muet à ces mots, de peur de devoir lui en expliquer les raisons. En ramassant les feuilles, il bloqua sur un des dessins de la belle rousse. Les traits étaient incroyablement réalistes, comme si le dessin allait sortir de la feuille. Il se souvint de la raison pour laquelle il était venu ici, et n'attendu pas plus longtemps demander son aide.

« - Dis, tu accepterais de me prêter main forte ? J'ai énormément de mal à dessiner une personne qui me tient beaucoup à cœur, enfin je crois. Les traits ne sont jamais droits, la forme du visage ne ressemble pas aux images que j'ai d'elle en tête, et ça me frustre de ne pas réussir ces esquisses. Je sais que c'est impoli de ma part, surtout que je ne t'ai même pas demandé ton prénom. »

La base de tout, les présentations. Bien qu'il ne jugeait pas son identité importante à connaître, il tendit encore une fois sa main à la jeune fille pour lui échanger bien plus qu'un prénom que d'autres portaient.

« - Moi c'est Neiko. Ça vient de Niké, la déesse grecque de la victoire. J'ignore encore pourquoi mes parents m'ont donné ce prénom là... Et toi, comment t'appelles-tu ? »

Eh beh, pour quelqu'un qui ne parle pas beaucoup, il a la langue bien pendue aujourd'hui. De là à déballer les étymologies grecques, à croire qu'il a fait ça toute sa vie. A part avec moi... Et encore, j'en ai bavé. Du coton, évidemment.

« - Avec plaisir ! Je serais ravie de pouvoir t’aider ! »

Bon Dieu, mais c'est pas une école de magie c'est la maison de la charité ici. Moi qui comptait voir des effusions de sang, c'est bien ma veine. Quoi que, qu'est ce que Neiko aurait fait de son pouvoir ? Parce que c'est bien beau de faire marcher des peluches mais dans la pratique ça sert pas beaucoup hein. Je m'égare. La rousse étala son plus beau sourire, et ses joues s'étaient bien colorées. C'est ça d'avoir la peau blanche comme une aspirine, un coup de vent et hop, on vire au violet. En tout cas elle a le cœur sur la main, heureusement pour Neiko d'ailleurs parce qu'il était à deux doigts de la syncope.

« - Je suis Haruna ! Ravie de faire ta connaissance Neiko ! Euh… Est-ce que toi aussi tu es membre du club de dessin ? »

Comment ça, "toi aussi" ? On y est allé une bonne 20 aine de fois on a jamais croisé personne. Alors soit on s'est trompé de salle depuis le début, ce qui est probable étant donné mon sens de l'orientation légendaire, soit on y allait pas aux mêmes heures. C'est dingue, moi j'ai jamais envie de colorier avant 23 heures.

« - Oui, mais j'ai tendance à y aller très tard, je ne pensais pas rencontrer quelqu'un à cette heure-ci. »

Ah bah ça tu l'as dit. Tu fuis les gens comme la peste. Ça te ferait pas de mal de rencontrer des gens de temps à autre. Regarde, en plus celle-là elle est très mignonne alors fonce mon grand. Petit. Ce que tu veux. Mais, il a pas fini de s'exciter Bugs Bunny ? Pourquoi il fixe Neiko comme ça... Il est pas moche mais c'est pas un mannequin non plus, et accessoirement c'est mon maître. Enfin c'est mon servant, ma bonne, mon homme à tout faire, ma conchita, ma-

« - Arrête de faire ça à chaque fois que je rencontre quelqu’un c’est gênant pour ceux que tu fixes et pour moi ! »

En plus il fait ça tout l'temps ? Eh beh, c'est un chaud lapin. Ah bah oui c'est logique. Et ça a l'air d'exaspérer la rouquine. C'est quoi cette mode de se donner des claques à chaque fois que ça va pas...

« - Tu es trop protecteur Locky… »

C'est un sourire que j'aperçois sur le visage de mon petit brun torturé ? Il a donc bel et bien des dents. Je l'ai toujours su. Ça lui va pas trop mal, d'avoir des dents.

« - Désolée pour ce qu'a fait mon familier... Je te présente Locky !
- Tu n'as pas à t'excuser, je crois qu'on a déjà bien fait connaissance. On apprend beaucoup d'une personne en la regardant dans les yeux. »

On en apprend bien plus en regardant dans son sac moi je dis. Mais puisque personne ne m'écoute jamais...

« - Est-ce par rapport à ce dessin que tu as besoin d'aide ?
- C'est bien lui oui, comme tu peux le voir, y'a vraiment du boulot... »

C'est pas trop dur à reconnaître les dessins de Neiko, tu prends le truc le plus moche de la salle et tu fais "C'est à toi ? Je l'ai tout de suite su, t'as un univers ! Je te veux dans mon équipe." Puis ça aide pas les feuilles froissées à faire de beaux dessins, on évite de faire des constructions sur des surfaces qui ne sont pas plates d'habitude. Enfin sauf pour la Tour de Pise, mais le jour où elle vient à tomber, on dira pas que je ne les avais pas prévenus.

« - Je suis du genre à apprendre très vite, je ne te prendrai que très peu de temps c'est promis. »

Tout ça pour un dessin qui va finir rangé dans un placard, je ne comprendrai décidément jamais les artistes. Mais qu'est c'que... AAAH !


Une pile de dessin vient de s'abattre sur la pauvre Plum. La vie est d'une tristesse infini.
Neiko, sans se préoccuper de la perte de son familier regarda la fille dont il connaissait maintenant le prénom dans les yeux, imitant son familier avec lui quelques secondes plus tôt. Comme pour lui montrer sa détermination et son envie d'apprendre d'une aussi talentueuse dessinatrice. Puis, cette couleur dorée était tout sauf désagréable à regarder. Après une petite insistance, il réitéra sa demande.

« - Tu veux qu'on commence maintenant ? »

La jeune fille passa une main dans ses cheveux, le sourire aux lèvres. Elle avait vraiment un sourire communicatif. Le garçon ne pouvait s'empêcher de sourire à son tour.

« - Ne t'inquiètes pas pour le temps ! Ça ne me dérange pas ! »

Haruna avait tout l'air d'être une personne serviable et chaleureuse, ce qui eu pour effet de mettre en confiance Neiko. Elle alla chercher une grande pochette où étaient rangés tout un tas de feuilles et de dessins, et déposa un paquet de feuilles blanches sur la table. Elle invita ensuite le jeune homme à s'assoir près d'elle, ce qu'il exécuta sur le champ.

« - Bon alors, tu veux dessiner le visage de quelqu'un c'est ça ? »

Ce qu'il acquiesça. Mais l'image qu'il avait en tête était très floue. Ce qui n'arrangeait pas ses affaires, il voulait être le moins pénible pour Haruna. Déjà qu'il l'avait faite tomber, il ne fallait pas en plus qu'il lui prenne tout son temps.

« - Je ne pense pas que le dessin que tu as commencé à faire soit totalement faux par rapport à l'image que tu as de cette personne. Hm... Avant de faire le vrai dessin, prends une autre feuille de brouillon et dessine vite fait les éléments importants. »

Il avait dessiné les éléments importants, autant dire, un rond, une bouche, des yeux et des cheveux. Le dessin de Neiko respirait l'innocence. Une tête plus ronde qu'un ballon, et un visage qui ne ressemblait ni de près ni de loin à ce qu'il avait en tête. Il regarda sur la feuille de la belle rousse, celle-ci avait fait quelque chose de bien plus ressemblant. Sans même dessiner l'intérieur du visage, le contour était bien plus tenant. Ce qui exaspéra le petit brun et lui décrocha un petit soupir.


« - Il est dur de redessiner une image que l'on a en tête, alors par rapport aux souvenirs que tu as de cette personne, tu dois accentuer les éléments qui font qu'on l'a reconnaîtra... Par exemple, si cette personne a les cheveux longs et une coupe en particulier, si elle a de grands yeux ou des petits yeux, et pareil pour le corps... »

Le garçon était totalement perdu. Il voyait bien ce que la jeune fille voulait dire, mais il était impossible pour lui de redessiner ne serais-ce que le contour de visage de ce qu'il avait en tête.

« - Au moment de faire les joues et le menton, tu fais des traits un peu plus droit tout en t'aidant de la forme du rond. Puis après tu continues pour former le reste du visage... Tu-tu t'en sors ? »

Écoutant les conseils qu'on lui donnait, il réalisa les traits en question, doucement mais sûrement, son dessin prenait forme. Il n'était pas encore satisfait du résultat, mais s'approchait de son but. Il prit sa feuille et la tourna en direction de Haruna.

« - J'ai raté ? »